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Louis connaît l’opinion du marquis de Mirabeau.

Il a vu les émeutiers piller et saccager les boulangeries de Versailles. Il a entendu leurs cris remplir la cour du château. Et cependant, maintenant que la guerre des Farines s’achève, que l’ordre est rétabli partout, il a le sentiment qu’il a été capable de maîtriser les troubles.

Il a seul, alors que Turgot était à Paris, fait face à l’émeute, mobilisé les troupes autour du château de Versailles.

Il a été vraiment roi.

Il se persuade que rien ne pourra mettre en danger cette monarchie millénaire dont il est l’incarnation.

 

Il se sent bien à Versailles. C’est sa demeure. Il éprouve toujours le même plaisir à chasser, à travailler sur son tour à bois, ou à forger.

Et, nouveau divertissement, il accompagne Marie-Antoinette au bal. Il l’ouvre même vêtu en Henri IV, le souverain auquel souvent on le compare. Et il aime cette référence.

Seul agacement, seule inquiétude, en ces jours tranquilles d’après la guerre des Farines, le comportement de la reine. Elle s’attarde, entourée de jeunes nobles, jusqu’à plus de trois heures du matin, à l’Opéra, où elle danse le quadrille, avec ces « têtes légères », le comte d’Artois, ou le duc de Lauzun, ou Guines l’ambassadeur de France à Londres, dont on dit qu’il est une créature du duc de Choiseul, le vieux premier des ministres de Louis XV qui rêve – avec l’appui de la reine – de gouverner à nouveau.

Et les ragots se répandent, accusant la reine de frivolité, même d’infidélité et de goût de l’intrigue.

 

C’est aussi cela qui accroît « la fermentation des esprits ». Pour l’étouffer, il faut réaffirmer le caractère sacré du roi, le lien personnel qu’il entretient avec Dieu, et que le sacre à Reims manifeste.

Telle est la certitude, la croyance de Louis XVI.

Et c’est pourquoi il refuse de se faire sacrer à Paris, comme le demandent les « esprits éclairés » qui invoquent les économies qui seraient ainsi réalisées.

De même, il ne peut renoncer au serment d’exterminer les hérétiques que le roi doit prononcer.

Il rejette la formule que lui a proposée Turgot, et qui ne serait que la manifestation du ralliement du roi à l’esprit de tolérance.

Turgot voudrait que le roi proclame : « Toutes les Églises de mon royaume peuvent compter sur ma protection et sur ma justice. »

« Je pense qu’il y a moins d’inconvénient à ne rien changer », dit Louis à Turgot.

Louis croit, comme l’abbé de Beauvais l’a prêché devant la Cour, lors du carême, que « depuis que les principes sacrés de la foi ont été ébranlés, c’est l’ébranlement général de tous les autres principes ».

Et c’est la secte philosophique, la secte maçonnique, et toutes les sociétés de pensée, et les volumes de l’Encyclopédie et les œuvres de Voltaire, qui sont responsables de cette mise en cause des principes sacrés de la foi.

Et Louis ne cédera pas, même s’il doit biaiser, manœuvrer, face à l’esprit des Lumières tout-puissant dans les salons et les gazettes.

Il peut utiliser un Turgot, voire demain un Necker, mais il ne recevra pas à la Cour le vieux Voltaire, qui rêve, avant de mourir, de rentrer à Paris et d’être présenté au roi.

Et que Voltaire écrive : « Je ne m’étonne point que des fripons, engraissés de notre sang, se déclarent contre Turgot qui veut le conserver dans nos veines », ne sert guère, aux yeux du roi, le contrôleur général des Finances. Au contraire, il le rend suspect.

Mais le temps pour Louis n’est pas à trancher le sort de Turgot, mais à montrer au peuple que le roi de France l’est de droit divin.

Et c’est à Reims, là où Clovis fut baptisé, que la cérémonie du sacre va avoir lieu, le 11 juin 1775.

 

Louis sait qu’il n’oubliera jamais ces jours de juin 1775, ce voyage jusqu’à Reims, les paysans rassemblés sur le bord des routes, les acclamations, les cris de « Vive le roi ! Vive la reine ! » la population de Reims tout entière venue devant la cathédrale, les illuminations et enfin la cérémonie dans la nef, les serments qu’il faut prononcer, les évêques qui entourent le roi, la bénédiction des couronne, épée et sceptre de Charlemagne, puis de ceux de Louis XVI. Le roi se prosterne, s’étend sur un carreau de velours violet, s’agenouille, reçoit l’onction sur le front, avec le chrême de la Sainte Ampoule.

Les cinq autres onctions sur le corps lui attribuent les ordres de l’Église.

Louis n’est pas seulement roi dans l’ordre du politique, mais roi dans l’ordre du religieux. Et il a pouvoir de faire des miracles.

Roi thaumaturge, il se rendra à l’abbaye de Saint-Remi, touchera les écrouelles de quatre cents malades, aux corps pantelants et puants.

 

Le visage de Louis exprime le ravissement.

Le rituel du sacre a transformé le jeune roi et l’a transporté au-delà de l’Histoire.

Il est l’homme choisi par Dieu pour régner.

Et lorsqu’il regarde autour de lui, il découvre l’émotion de la reine, des courtisans.

Personne ne peut échapper à ce moment, que closent le lâcher et l’envol de plusieurs centaines d’oiseaux.

 

Les acclamations submergent le roi et la reine lorsqu’ils apparaissent sur le parvis de la cathédrale.

« Il est bien juste que je travaille à rendre heureux un peuple qui contribue à mon bonheur », écrit Louis XVI à Maurepas qui n’a pas assisté à la cérémonie.

 

« J’ai été fâché que vous n’ayez pas pu partager avec moi la satisfaction que j’ai éprouvée ici », conclut Louis.

Il a refoulé au fond de lui les inquiétudes, la crainte que ne se développe cette « fermentation » des esprits que notait le marquis de Mirabeau.

Et il oublie pour quelques jours les « affaires » qu’il faut trancher. Il veut répondre aux attentes du peuple, faire son bonheur.

« La besogne est forte, mais avec du courage et vos avis, dit-il à Maurepas, je compte en venir à bout. »

 

La jeune reine – vingt ans ! – partage cette émotion et ces bonnes résolutions.

« C’est une chose étonnante et bien heureuse en même temps, écrit-elle à l’impératrice Marie-Thérèse, d’être si bien reçus deux mois après la révolte et malgré la cherté du pain… Il est bien sûr qu’en voyant des gens qui dans le malheur nous traitent aussi bien, nous sommes encore plus obligés de travailler à leur bonheur.

« Le Roi m’a paru pénétré de cette vérité.

« Pour moi je suis bien sûre que je n’oublierai jamais de ma vie la journée du sacre. »

 

On quitte Reims dans l’après-midi du 15 juin 1775, pour gagner d’abord Compiègne.

Les carrosses roulent joyeusement grand train.

« Je suis libre de toutes mes fatigues », dit Louis.

« J’espère que vous avez pensé aux moyens dont nous avons parlé ensemble », ajoute-t-il en s’adressant à Maurepas.

Il s’agit toujours du bonheur du peuple.

« J’y ai pensé de mon côté autant que j’ai pu dans la foule des cérémonies. »

À cet instant tout lui semble possible, puisque Dieu l’a choisi.

 

On va être reçu par Paris.

La foule est encore là, devant Notre-Dame, puis à l’Hôtel de Ville, mais l’averse rageuse la disperse.

Il est prévu de faire une halte devant le collège Louis-le-Grand, cœur de l’Université.

Le carrosse s’arrête, mais la pluie est si forte que ni le roi ni la reine ne descendent de voiture.

On se contente d’ouvrir la portière.

Un jeune homme est là, agenouillé sur la chaussée, entouré de ses maîtres.

Il attend le carrosse depuis plus d’une heure.

Il est trempé, immobile sous l’averse, cheveux collés au front, vêtements gorgés d’eau.

Meilleur élève de la classe de rhétorique du collège, il a été choisi pour lire un compliment aux souverains.

Il lit. La pluie étouffe sa voix.

Il est né à Arras le 6 mai 1758. Il n’est que de quatre ans le cadet du roi. Il veut être avocat.

Il se nomme Maximilien Robespierre.

Le Peuple et le Roi
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